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Comment pratiquer l’altruisme efficace ?

Catherine Derieux
Le 2 janvier 2024

Et si, en donnant la même somme d’argent, vous pouviez financer la formation d’un chien guide d’aveugle ou soigner la cécité de 400 à 2000 personnes atteintes de trachome dans un pays défavorisé, quelle option choisiriez‑vous ? Voilà le genre de questions que pose le philosophe australien, Peter Singer, pendant sa conférence TED de 2013, dont la vidéo a introduit de nombreuses personnes aux idées d’un jeune mouvement : l’altruisme efficace.

Né à la fin des années 2000, l’altruisme efficace est un ensemble d’idées et, par extension, un mouvement et une communauté, dont l’objectif est de maximiser son impact positif sur le monde. Combinant réflexion et empathie, l’altruisme efficace cherche, dans un premier temps, à s’appuyer sur les faits et la raison afin d’identifier les meilleurs moyens d’aider les autres et, dans un second, à mettre ces moyens en œuvre. L’idée de départ est donc très simple. Son application, un peu moins.

Trois critères de l’efficacité

Tout d’abord, il faut s’entendre sur qui sont ces « autres » qu’il s’agit d’aider. L’altruisme efficace adopte une approche qui se veut impartiale, c’est-à-dire qui prend en compte les intérêts de tous les individus sensibles, capables de ressentir la douleur ou le plaisir. Au-delà de tous les êtres humains dans le besoin, les tenants de l’altruisme efficace étendent donc le plus souvent leur cercle de considération morale aux animaux non humains, mais également aux générations futures, qui pourraient pâtir des conséquences de nos actions et décisions d’aujourd’hui.

Pour identifier les causes les plus prometteuses afin d’aider ces individus, l’altruisme efficace s’appuie sur trois critères principaux : l’ampleur (combien d’individus sont concernés et à quel point sont-ils affectés ?), le potentiel d’amélioration (dans quelle mesure peut-on améliorer, voire résoudre, le problème ?) et le caractère négligé (quelles ressources sont déjà allouées à cette cause en particulier ?). Ce troisième critère emprunte au champ de l’économie : plus le domaine est saturé, moins l’attribution de ressources supplémentaires aura d’impact. C’est la loi des rendements décroissants.

À ce jour, ce modèle a permis d’identifier trois causes principales ayant un très fort potentiel d’impact : la santé et le développement international, la souffrance animale et les risques catastrophiques globaux (autrement dit, les catastrophes, telles que le changement climatique, les pandémies ou les guerres nucléaires, ayant le potentiel de compromettre l’avenir de l’humanité). Toutefois, la beauté de cette trinité de l’impact est que c’est un puissant outil de réflexion que l’on peut pousser plus loin et appliquer à plusieurs niveaux, de l’identification de causes prometteuses, comme on l’a vu, jusqu’à la mise en œuvre d’actions pour améliorer le monde.

Appliquer les idées de l’altruisme efficace : l’exemple de la cause animale

On peut ainsi appliquer ces trois critères afin de cibler encore davantage le problème sur lequel concentrer nos efforts. Dans le cas de la cause animale, par exemple, cette démarche invite notamment à s’intéresser à la souffrance des animaux d’élevage. En effet, 77 milliards d’animaux terrestres sont élevés et abattus chaque année dans le monde. Rien qu’en France, trois millions d’entre eux sont tués chaque jour dans les abattoirs.

Malgré l’ampleur évidente du problème, les ressources allouées à sa résolution restent très faibles. Ainsi, en 2015, aux États-Unis, 99,6 % des animaux terrestres domestiques abattus étaient des animaux d’élevage et seulement 0,03 % des animaux de compagnie. Pourtant, cette même année, les organisations travaillant exclusivement sur la question de l’élevage n’ont reçu que 0,8 % des dons effectués auprès d’associations travaillant sur la cause animale en général, tandis que les refuges pour animaux de compagnie en ont quant à eux reçu 66 %. Il y a donc une répartition extrêmement disproportionnée des ressources et la cause des animaux d’élevage, encore très négligée, bénéficierait de fonds supplémentaires.

Enfin, il existe des solutions concrètes pour faire de réels progrès dans ce domaine, par exemple réduire ou éliminer la consommation de produits d’origine animale et mettre fin à l’élevage intensif. Ainsi, la question de la souffrance des animaux d’élevage est un problème de grande ampleur, négligé et que l’on pourrait résoudre. C’est la combinaison de ces trois critères qui en fait une cause avec un haut potentiel d’impact. Mais la réflexion de l’altruisme efficace ne s’arrête pas là.

Après avoir identifié une cause prometteuse, on peut également réfléchir à la meilleure façon de résoudre ce problème : quelles vont être les interventions (autrement dit les actions) qui vont générer le plus d’impact avec le moins de ressources ? Pour reprendre notre exemple des animaux d’élevage, on peut se demander s’il vaut mieux encourager les individus à arrêter de consommer des produits d’origine animale ou simplement à réduire cette consommation. Mais au lieu de s’adresser aux individus, peut-être serait-il en réalité plus efficace de se tourner vers les institutions afin de faire interdire les pires pratiques ou bien d’encourager la production d’alternatives végétales ?

Après la réflexion, l’action

Bien entendu, dans les faits, les choses sont loin d’être aussi tranchées et la nuance est de rigueur. Dans bien des cas, les données sont encore insuffisantes ou bien certains aspects ne sont tout simplement pas mesurables. Cela ne doit pas pour autant être un frein à l’action. Si, d’après les principes de l’altruisme efficace, il est essentiel de prendre le temps de la réflexion et de s’appuyer sur les éléments à disposition, il l’est tout autant d’agir.

D’ailleurs, c’est bien en mettant certaines interventions en place que l’on peut produire des données qui vont venir à leur tour enrichir la réflexion, créant une boucle de rétroaction positive. C’est aussi pour cela que l’un des traits caractéristiques des membres de cette communauté est leur capacité à changer d’avis, à ajuster leurs croyances et à rectifier en conséquence le cours de leurs actions lorsque de nouveaux éléments ou arguments leur sont présentés. Mais alors, si on souhaite agir à son échelle, que peut-on faire concrètement ?

Se forger une carrière à fort impact

À l’heure où de plus en plus de gens cherchent à donner du sens à leur parcours professionnel, nombre de personnes au sein de l’altruisme efficace décident de consacrer leur carrière au bien commun. C’est par exemple le choix qu’a fait Adam Shimi, 26 ans, chercheur en sûreté de l’intelligence artificielle, un domaine qui suscite un fort intérêt au sein de la communauté altruiste efficace. « J’ai beaucoup lu 80,000 Hours1, parce que depuis longtemps, je voulais trouver ce que je voulais faire de ma vie. Petit à petit, je suis passé de “trouver ma passion” à “qu’est-ce que je peux apporter au monde ?”. La sûreté de l’IA, c’est ce qui me correspondait le mieux. » Après une école d’ingénieur et une thèse en informatique, Adam disposait en effet de nombreux atouts qui lui ont permis de se réorienter dans ce domaine.

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Adresse e-mail non valide

Mais il n’est pas forcément nécessaire d’avoir fait huit ans d’études dans un domaine hautement spécialisé pour espérer obtenir un poste en lien avec l’altruisme efficace. On oublie parfois que les organisations ont aussi besoin de comptables, de chargé·es de ressources humaines ou de responsables de communication. De même, les carrières à fort impact ne se limitent pas forcément aux quelques organisations relevant ouvertement de l’altruisme efficace ni aux trois grandes causes identifiées par le mouvement. Et certain·es optent pour d’autres voies.

Ainsi, Laura Green, 26 ans, cofondatrice d’Altruisme Efficace France, se destine, à un domaine assez nouveau au sein du mouvement : « Je souhaite travailler dans les politiques publiques, en particulier à l’échelle européenne. La cause qui me tient le plus à cœur, c’est l’amélioration de la prise de décision institutionnelle. Je suis assez convaincue par les idées long-termistes, l’idée que la valeur morale de nos actions présentes dépend en grande partie de leurs conséquences sur le futur. Il y a pas mal de choses que l’on peut faire aujourd’hui pour que les générations futures soient dans la meilleure position possible, notamment mettre en place des institutions solides, faire en sorte que les décisions qui seront prises dans le futur soient les plus positives possible et correspondent à des valeurs impartiales, pour le bien des individus ».

Le don : un (petit) geste qui peut aller loin

S’il n’est pas possible pour tout le monde de changer de carrière et/ou d’obtenir un poste souvent très sélectif dans une organisation alignée avec les valeurs de l’altruisme efficace, il existe heureusement d’autres moyens d’agir, dont l’un, souvent négligé, est à notre portée à toutes et tous : faire des dons à une ou plusieurs organisations jugées comme efficaces. Ainsi, plus de 5000 personnes ont aujourd’hui signé le Giving What We Can Pledge, s’engageant ainsi à verser 10 % de leurs revenus tout au long de leur carrière (ou 1 % pour les étudiant·es et les personnes au chômage).

C’est le choix qu’a fait Mario Pinto, 36 ans, pricing strategist pour une grande entreprise informatique. « Au départ, je n’avais pas cette habitude de faire des dons, donc donner 10 %, ça me paraissait beaucoup. Mais j’ai pensé que si j’attendais trop, je risquais de ne jamais me lancer. Les premières années, j’ai choisi de donner dans le domaine de la santé et de la pauvreté, car c’est la cause dont je comprends le mieux les enjeux, et de suivre les recommandations de GiveWell2. Plus récemment, j’ai décidé de diversifier mes dons et j’ai commencé à donner pour la cause animale et les risques globaux via les EA Funds3. »

Laura, qui donne actuellement autour de 1 à 2 % de ses revenus, a quant à elle opté pour une stratégie de don sur le long terme : « J’ai un compte épargne avec l’étiquette “don”. L’idée, c’est d’avoir une garantie en cas de coup dur puis, quand ma situation professionnelle se sera stabilisée, de donner ce que j’ai dans mes économies. Je pense que même quand on a peu d’argent, c’est bien de donner ne serait-ce qu’un tout petit peu pour prendre cette habitude-là, sinon ce n’est jamais le bon moment, on a toujours peur de ne pas avoir assez. Mais c’est aussi important pour les jeunes et les personnes en situation précaire de ne pas se sentir contraint•es de donner beaucoup maintenant au point de ne pas avoir de sécurité financière. »

Selon Adam, « on sous-estime combien on peut donner et à quel point ça peut avoir un impact. » Ainsi, même sans aller jusqu’à donner 10 % de ses revenus, mais en se contentant d’un petit geste bien ciblé chaque mois, on peut faire beaucoup. « À la fin de l’année, ça finit quand même par faire pas mal d’argent à donner à des choses importantes. Il faut être fier d’essayer de faire quelque chose pour le monde plutôt que de se sentir mal de ne pas en faire assez. »

Diffuser les idées 

Les possibilités de contribuer sont riches et variées : avoir une carrière à fort impact, faire des dons à des organisations efficaces… Il est aussi tout à fait possible de mettre son temps et ses compétences au service d’une cause en faisant du bénévolat (ou de cumuler ces différentes approches). D’ailleurs, une option avec beaucoup de potentiel que vous pouvez mettre en place dès aujourd’hui est de continuer de vous renseigner sur les idées de l’altruisme efficace et d’en parler autour de vous. Car, comme le souligne Mario : « En France, l’altruisme efficace semble encore peu connu, alors on peut peut-être y avoir un impact plus vaste. Même si les gens ne s’identifient pas comme altruiste efficace ou s’ils ne sont pas d’accord avec toutes les implications, simplement réfléchir à ces idées, se poser la question de l’impact dans le bénévolat, ça pourrait être utile et faire une vraie différence. » 

1 — 80,000 Hours est une organisation qui propose des outils afin d’orienter sa carrière dans une perspective altruiste efficace. 
2 — GiveWell est un organisme d’évaluation d’associations caritatives dans le domaine de la santé et de la pauvreté. Dans le domaine de la souffrance animale, un organisme équivalent est Animal Charity Evaluators. 
3 — Les EA Funds permettent de mutualiser les dons et de les redistribuer dans un effort d’optimisation de l’impact grâce au travail d’analyse d’experts dans les domaines concernés. 

Illustrations par Elisa Denève

Article paru dans Culture V n°1

 

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