Qui a dit que trouver sa nourriture dans la nature était réservé au Cro-Magnon ? Le “glanage” reprend du galon depuis la pandémie de Covid-19. Appelé foraging aux États-Unis, il se refait même une jeunesse sur les réseaux sociaux.
Caché derrière l’écorce d’un arbre de l’Ohio se dévoile, sous la caméra de l’influenceuse américaine Alexis Nikole, un bouquet de champignons orangers aux tiges veloutées. “Des enokis !“, hurle-t-elle pour les désigner, dans un montage pop publié sur les réseaux sociaux. Passée l’euphorie de la découverte, la vidéaste alerte sur la méchante ressemblance du fongus avec la Galerina, mortelle pour les êtres humains. La jeune femme se définit comme une experte du foraging, l’art de grappiller sa nourriture dans la nature.
À ses yeux, le monde est un garde-manger géant. Elle transforme tout ce qu’elle trouve en mets aussi originaux que délicieux. Ses sodas concoctés à partir de gerbes d’or et ses pancakes cuisinés à base de tubercules ont agité la toile : la cuistot à la bouche toujours maquillée de rose cumule 4 millions d’abonné·es sur TikTok. Un nombre qui n’a cessé d’augmenter avec la pandémie du Covid-19. « Depuis cette crise, les gens s’intéressent davantage à l’idée d’autosuffisance », analyse l’ethnobotaniste français et cueilleur passionné, François Couplan.
Cueillette urbaine
Plus besoin d’aller acheter ses denrées au supermarché lorsqu’on peut les trouver gratuitement dans la nature… ou même les parcs citadins ! Quand il est de passage à Paris, le septuagénaire “fait ses emplettes” au bois de Vincennes ou de Boulogne. Ne lui parlez pas des risques de pollution. Selon lui, les légumes exposés sur les marchés de la capitale sont davantage aspergés de gaz de pots d’échappement que les jeunes pousses dénichées dans les fourrés des jardins publics. Orties, égopodes ou moutarde noire, le choix y est vaste. Encore faut-il apprendre à les identifier.
C’est dans les montagnes suisses ou sur les bords de mer corses que le scientifique, auteur d’une centaine de recueils sur les plantes sauvages comestibles, transmet son savoir à des curieux·ses de « 7 à 80 ans ». Il leur enseigne, au cours de fascinants stages de découverte, à repérer puis mitonner les herbacées. Ses recettes — dont certaines sont sur Youtube — ont inspiré jusqu’aux plus grands cuisiniers, comme Marc Veyrat, triplement étoilé. « Quand les chef·fes ont envie d’ajouter des couleurs à leur palette culinaire, ils se tournent vers moi », explique cet amoureux de la nourriture.
“Une façon de voir le monde ”
La créativité est l’une des conditions sine qua non au foraging. En plus des plantes, la spécialiste du sujet, Alexis Nikole, utilise toutes sortes de matières premières faciles à dénicher, comme… de la neige. À l’heure de la saison hivernale, la voilà, bassine en plastique à la main, en train de collecter des flocons. Elle y ajoute de la liqueur de noix et du lait concentré d’avoine bouilli, et le tour est joué : il en ressort une glace onctueuse qu’elle s’empresse de goûter goulûment, avant de la mettre au congélateur. L’influenceuse a des airs d’abeille butineuse. Elle fait feu de tout bois : lorsqu’elle s’intéresse au ginkgo — un arbre originaire de Chine — elle propose de réaliser du thé à partir de ses feuilles et des snacks (style cacahuètes grillées) avec ses fruits. Jamais de perte. Le foraging est à la fois écologique, économique, et peut même parfois se teinter de politique. Pour l’Afro-Américaine, la pratique est liée à l’histoire des esclaves noir·es du sud des États-Unis, qui s’en servaient pour agrémenter les restes de nourriture de leurs maîtres.
Outre-Atlantique, son “homologue” français, François Couplan, abonde : lui aussi considère que le foraging a pendant trop longtemps été déprécié et doit être réhabilité. « Nous avons délaissé les plantes sauvages, car elles étaient synonymes d’un statut social inférieur », détaille-t-il. Le retour vers cette gastronomie végétale et inexplorée prouve que notre société est en train d’évoluer. En pleine crise climatique, il ne s’agit définitivement pas d’une simple question de nourriture, mais bien d’“une façon de voir et vivre le monde”.